Mensuel 066 Janvier 2012

Billet de la rédaction

D’une trilogie à l’autre, ou un acte manqué, pas manqué

Dites à une amie : « Tu devrais lire la trilogie de Philippe Roth », si elle répond à quelque temps de là : « J’ai lu, sur ton conseil, La Trilogie new-yorkaise de Paul Auster, j’ai beaucoup aimé », le malentendu est complet, d’autant que vous n’avez pas lu la moindre ligne de Paul Auster. Si ça vous met la puce à l’oreille, vous lisez Auster, la fameuse Trilogie, et là le malentendu accouche d’une rencontre. Merci à celle qui s’est si agréablement trompée. Ce que l’écrivain et l’analyste ont en commun, c’est une pratique de la langue, le travail de la langue, la langue comme matière, et à nous qui ne sommes pas écrivains il reste le plaisir de la lecture.

La Trilogie de Paul Auster (trois histoires qu’il faut lire à la suite) est un roman. Est-ce un polar ? Il pourrait être un roman policier, mais personne n’y est assassiné, et cependant… Un homme en suit un autre, il suit, il suis ? Ne vous inquiétez pas, je n’ai pas perdu mon français, ceci n’est pas une faute de grammaire, et pourtant un homme suit, mais qui suit-il et qui est-il ? De cela nous ne sommes pas sûrs ! C’est aussi l’avis de Marc Chénetier qui écrit, sur le mode de « ceci n’est pas une pipe » de Magritte : « En effet il ne s’agit pas d’une trilogie policière à New York, elle ne se passe pas à New York et elle n’est pas policière. » Et cependant… Ce roman est donc un objet étrange.

Tout de même, j’aimerais essayer de vous dire de quoi il traite, puisqu’il raconte une histoire, mais il faut ajouter tout de suite que nous ne sommes pas sûrs que les protagonistes soient ceux dont on parle, puisque ce qui fait l’identité d’un individu, a minima, un nom attaché à un corps, de cela on peut douter dans ce roman ! Qui est qui, on ne peut en décider avec sûreté.

Alors comment faire ? Le lecteur se ferait-il détective ? Ce livre nous parle du langage, le langage est-il quelque chose à quoi l’on peut croire ? Dit-il le vrai, sur quels indices peut-on s’appuyer pour s’orienter dans le monde s’il est trompeur ? Oui, cette Trilogie est policière, puisque Auster enquête sur le langage, dont on sait qu’avec son complice, le signifiant, ils sont les meurtriers de la Chose. D’ailleurs, n’est-il pas aussi un peu détective, l’homme qui en file un autre ? Celui-là aussi s’appelle Auster dans le roman.

Auster enquête sur le langage et ce qu’il nous fournit d’identité, mais de cela peut-on être assuré ? « Mon nom véritable je ne peux pas m’en souvenir… Ce n’est pas mon véritable nom… Comment vous appelez-vous Monsieur Auster ? »

La Trilogie traite d’écriture et de langage, les personnages ont tous rapport à la littérature, à l’écriture, fût-ce sous la forme de rapports de police détaillés, et tous découvrent au détour d’une phrase que « les mots ne fonctionnent pas forcément, qu’il leur est possible d’obscurcir les choses qu’ils essaient de rendre… ». Le monde se dérobe aux personnages au moment où les mots défaillent, où l’écart apparaît entre les mots écrits et l’exactitude de la réalité qu’ils décrivent. « Il voit la lampe et se dit “lampe”. Il voit le lit et se dit “lit”. Il voit le cahier et se dit “cahier”. On ne pourrait pas appeler la lampe “lit” ou le lit “lampe”, pense-t-il. Non, ces mots épousent sans heurt les choses qu’ils désignent, et à l’instant où Bleu les prononce il ressent une satisfaction profonde comme s’il venait de prouver l’existence du monde. » La trame du langage s’effiloche, et le monde avec lui, mais il n’y a que les mots pour retrouver la solidité du monde.

Auster s’est fait le détective de ces vies de roman, il s’interroge : comment juger de la vie d’un homme, la vie a-t-elle un sens, comment ne pas confondre réel et réalité, la fiction et le vrai et la vérité ? « Quel que soit l’effet des histoires sur nous, nous savons qu’elles ne sont pas vraies même quand elles nous disent des vérités plus importantes que celles que nous pouvons trouver ailleurs. » Jusqu’où l’auteur peut-il aller pour pénétrer l’esprit de ses créatures ? Auster le « prouve », on peut suivre un homme vingtquatre heures sur vingt-quatre, savoir tout de ses faits et gestes, une part de cet autre reste inaccessible, aucune voie ne mène à l’autre, ni à soi, « il n’y a pas de fil, pas d’indice, pas de piste à suivre ». Auster ne fait pas l’hypothèse de l’inconscient, mais il est là toujours présent comme en filigrane, « l’artiste toujours précède le psychanalyste ». Pour Marc Chénetier, La Trilogie, outre qu’elle est Le grand livre de la littérature américaine, dit « la nonadéquation de la langue au monde […] et […] l’inéluctable enfermement du symbolique, son incapacité à dire le réel » ; en cela ce roman ne peut pas ne pas intéresser le psychanalyste.

Paul Auster invente des personnages de papier, jusqu’à s’inventer lui-même comme personnage, nous assistons à une mise en abyme des noms et des vies, à des emboîtements, mais, prenons-y garde : « Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un jeu. Mais d’un autre côté rien n’est clair. Par exemple qui êtes-vous ? Et si vous croyez savoir, pourquoi persistez-vous à mentir à cet égard ? […] écoutez-moi je m’appelle Paul Auster. Ce n’est pas mon véritable nom. »

À bon entendeur, salut !

L. M.-P.

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Billet de la rédaction : D’une trilogie à l’autre, ou un acte manqué, pas manqué 

« Écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »

RIP : Réseau psychanalyse et institution

L’institution aux risques de la clinique
Avranches, 12 février 2011

Chronique