Mensuel 062 Juin 2011

Billet de la rédaction

Prendre la parole

« Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté au-delà de tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler, une voix sans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne garde, dans ses interstices … (1). »

Alors qu’il se soumet au rite de l’institution qui l’accueille, la « leçon inaugurale » au Collège de France, Michel Foucault exprime le désir de n’avoir pas à entrer dans « l’ordre hasardeux du discours » ; désir de ne pas être l’auteur de son dire, désir de se réduire à « une mince lacune, le point de sa disparition possible ». À la fin de son propos, il lèvera le voile sur ce qu’il pense être la « cause » de son « embarras (2) » à parler en son nom, en ce haut lieu du « savoir en train de se faire (3) » ; son maître Jean Hyppolite, celui envers lequel il a une « dette (4) », celui qu’il écoutait en ce lieu même, n’est plus là pour l’entendre : « C’est vers lui, vers ce manque – où j’éprouve à la fois son absence et mon propre défaut – que se croisent les questions que je me pose maintenant. […] Je sais maintenant quelle est la voix dont j’aurais voulu qu’elle me précède, qu’elle me porte, qu’elle m’invite à parler et qu’elle se loge dans mon propre discours (5). »

A contrario, si j’ai choisi d’introduire ce numéro en mettant mes pas dans ceux d’un autre, c’est pour l’acuité de la question qu’il pose sur le fait de « prendre la parole » et d’être « entendu ». À l’issue de l’expérience de la talking cure, d’où et comment « soutenir sa parole (6) », à qui et à quel Autre adresser son témoignage, quand la cause ne peut plus être reportée sur le père, fût-il mort ou vivant, encore moins sur le maître à penser et pas davantage sur l’analyste qui a prêté sa voix ?

L’invention du dispositif de la passe répond en partie à l’aporie de la conclusion sur l’inconsistance de l’Autre. Lorsque le lieu de l’Autre d’où s’origine la parole est évidé de joui-sens, l’énonciation peut s’en trouver allégée. Dégagé de l’injonction surmoïque, libéré du joug des signifiants de la demande de l’Autre où était encalminé son désir, articulé comme insatisfait ou impossible, le narrateur de sa propre expérience peut confier son « hystoire » à un autre, qui la racontera au cartel de la passe. Mais dans ce montage si particulier, il est question moins de « parler » que de « dire », Un dire supposé « passer » suivant les modalités du « téléphone arabe » ; si ce n’est que, de la bouche du premier à l’oreille du second, pas de continuité entre le dit et l’entendu, pas de transmission « toute » des énoncés du passant, mais une énonciation passée au filtre des passeurs, caisse de résonance du témoignage…

C’est dire si le fantasme de la consistance du lieu de l’Autre doit avoir été traversé pour s’en remettre avec confiance au dispositif et aux « autres » qui acceptent de l’incarner. La parole est toujours à « prendre », à conquérir ou à « donner » ; elle suppose un Autre d’où elle émerge, qui accuse réception ou qui l’autorise, et l’horizon d’une signification partagée. Avec le dire, en revanche, ce qui se dit dans ce qui s’entend une fois ravalé « derrière » au rang de « reste oublié » ne subsiste que ce qui s’en est écrit : soit la certitude de la jouissance du (dé)chiffrage dont le sujet est l’effet, à défaut d’en être la cause. Car pour ce qui est de la cause… « cause toujours mon lapin » ! Quand le rivage de la lettre et du réel est atteint, le flot se tarit mais pas le désir de l’analyste, inédit, mais qui s’est écrit, donc à dire…

M. F.

1. M. Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 7.
2. L’embarras, forme légère de l’angoisse, « c’est exactement le sujet revêtu de la barre, $ […]. Quand vous
ne savez plus que /old-files/private/Mensuel/faire de vous, vous cherchez derrière quoi vous remparder. C’est bien de l’expérience de
la barre qu’il s’agit » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 20).
3. C’est ainsi que l’établissement présente l’enseignement qu’il dispense, par différence avec le savoir constitué.
4. Suivant ses propres termes, op. cit., p. 74.
5. M. Foucault, L’Ordre du discours, op. cit., p. 81.
6. Invité par Lacan à s’exprimer sur la passe, le 8 février 1977, Alain Didier-Weill accentuait la dimension
de l’épreuve qui consiste pour le passant à transmettre le point de certitude où il est « possible de ne pas
se dédire » sur ce dont on ne peut rien dire ; en S de grand A barré, « alors que le sujet n’a pas de garanties, qu’est-ce qui fait qu’il accède au fait de pouvoir soutenir ce qu’il dit ? » (J. Lacan, L’insu que sait de
l’Une-bévue s’aile à mourre, séminaire inédit).

Sommaire

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Billet de la rédaction :Prendre la parole

Extrait

Séminaire École 2010-2011
Questions issues de l’expérience de la passe

Entretien

Chronique