Mensuel 043 – Mai 2009

Introduction

Par Cathy Barnier

Une petite scène saisie sur le vif, que Claude Léger choisit de nous livrer pour sa vingt et unième chronique des nouvelles de l’« immonde », nous donne comme la note discrète de ce numéro du Mensuel de mai 2009. Tandis qu’il marche dans la rue, il voit soudain « un groupe homogène » formé de jeunes, « de la jeunesse des victimes sacrificielles, appartenant indifféremment aux deux sexes […] tous de noir vêtus […] deux fils noir ou blanc – la couleur n’étant pas discriminante – leur sortant des oreilles » qui s’engouffrent dans une bouche de métro. Quel silence « ce grésillement émanant de chacun d’entre eux » qu’il perçoit lorsqu’ils passent à sa hauteur couvre-t-il donc ? Un silence absolu, dont « on aurait dit qu’une règle féroce [le] leur imposait ». Ainsi nous présente-t-il, sur le ton d’ironie grinçante de ses chroniques, la nouvelle secte des « ipodés » !

Du silence, de l’indistinction, du refus de la différence et du sacrifice aux dieux obscurs, il sera plusieurs fois question dans les textes que nous propose ce Mensuel, comme de l’antipathie des discours, autre façon d’aborder la psychanalyse appliquée au malaise contemporain, thème du séminaire Champ lacanien cette année, dont nous pourrons lire plusieurs contributions. À commencer par le texte d’Armando Cote, « Champ et fonction de la psychanalyse dans une institution pour victimes de la torture et de la violence politique », où il explore la question : « Comment accéder à ce qui est conservé sous l’emprise du silence ? », soit comment passer du signe de l’horreur au signifiant du traumatisme, du réel à une inscription ? « Le signe n’est pas éliminable du discours » et « l’intervention de l’analyste, son interprétation, vont devoir “débrider la cicatrice” pour que le signifiant se libère », nous dit Armando Cote, s’appuyant sur les propos de Lacan dans RSI : « […] substituer […] cet effet de sens tel qu’il fasse noeud, et noeud de la bonne façon, à ce que j’appellerai […] l’effet de fascination […]. L’effet de sens exigible du discours analytique n’est pas imaginaire, il n’est pas symbolique, il faut qu’il soit réel. Et ce dont je m’occupe, c’est […] d’essayer de serrer de près quel peut être le réel d’un effet », pour, ajoute Armando Cote, « faire entrer le réel en errance dans l’ordre d’un souvenir et rétablir la chaîne du temps ». Ce noeud de « la bonne façon », Lacan l’introduit dès le début de son enseignement sous la forme de la fonction du père, pour en faire ensuite le quatrième rond du noeud borroméen, le Nom-du-Père avec sa fonction de nomination.

Deux textes, celui de Claire Duguet et celui de Philippe Bardon, issus d’un travail en cartel, reviennent sur cet apport de Lacan à partir de la lecture du séminaire RSI. Celui de Claire Duguet retrace les différentes étapes de l’élaboration de la fonction du père chez Freud jusqu’à la pluralisation du Nom-du-Père chez Lacan. Philippe Bardon relève dans l’opération du Nom-du-Père la fonction de parer au rapport sexuel : « On peut donc accepter que la fonction première du Nom-du-Père est non pas de suppléer à un vide, à un manque structural, mais de parer à un non-manque. Il y a là une parade, une parade au rapport sexuel. […] Le Nom-du-Père pare en séparant », et en distinguant, pour les nouer, les consistances des trois ronds du réel, du symbolique et de l’imaginaire par la nomination, alors qu’ils sont indifférenciés dans la psychose. La suite du texte est un développement à partir du projet de Lacan de situer le ternaire freudien « inhibition, symptôme, angoisse » dans l’espace topologique créé par les trois registres R, S, I. Il y a symptôme parce que tout de la jouissance n’est pas pris dans le symbolique, et c’est pourquoi le symptôme fait obstacle au formatage.

Dans sa contribution pour la nouvelle rubrique consacrée au Réseau enfant psychanalyse, Paul Turlais, à partir de quelques cas cliniques, nous parle de l’effet de l’Autre dans les apprentissages, qu’il s’agisse de l’apprentissage de la propreté ou des études. La difficulté de se soustraire à la demande de l’Autre, à s’en séparer inhibe l’acte, empêche l’appropriation. Un des étudiants dont il nous parle se dit « empêtré » dans ses études : « empêtré » est une manifestation du symptôme à lire, écrit Paul Turlais, comme une réponse insu du sujet à la demande de l’Autre.

Dans la suite de son texte, à la sempiternelle question de savoir comment un homme peut en torturer un autre, Armando Cote substitue la question du pourquoi, révélant ainsi dans le crime une logique sacrificielle visant à extraire de l’étranger une supposée jouissance, laquelle n’est autre que la part d’obscur et d’indicible logée au coeur de chacun. La psychanalyse dévoile, ajoute-t-il dans sa conclusion, que « tout contrat chez l’être humain s’instaure d’un autre à l’autre et simultanément d’un autre au grand Autre. […] tout contrat symbolique est taché par l’Autre de la jouissance ».

Cette duplicité, Brigitte Hatat l’évoque sous les deux aspects du loup et de la bergerie, dans un texte où elle interroge la place du psychanalyste dans une institution étrangère à la psychanalyse, avec le risque d’infléchissement que le discours analytique y encourt, vers « la pédagogie maternelle, l’aide samaritaine [ou] la maîtrise didactique ». Comment le psychanalyste peut-il y soutenir son acte ? A-t-il d’autre choix que celui de s’excepter ou de collaborer ?

La résistance de l’objet invoquée par certains psychanalystes pour s’excepter s’avère être l’alibi venant masquer la résistance des analystes eux-mêmes, lesquels ont enfermé le loup dans leur propre bergerie. « La référence aux protocoles et aux standards, en effet, n’est pas le propre des institutions étrangères à la psychanalyse », nous fait remarquer Brigitte Hatat, elle guette aussi les institutions psychanalytiques. Face à ce malaise, Lacan a opposé le désir de l’analyste, dont l’acte, irréductible à quelque modèle que ce soit, « trouve sa condition structurale dans le manque de l’Autre ».

« C’est dans l’acte analytique que le malaise trouve sa balance », écrit également Nicole Bousseyroux dans la conclusion de son texte « L’objet du malaise », où le loup est de nouveau cité pour en évoquer la vraie cause, car « si l’homme est un loup pour l’homme, c’est que le loup est dans la culture ». Le loup, c’est la pulsion de mort qui travaille en silence au coeur de chacun comme au sein du collectif et que l’homme retourne contre son espèce comme contre lui-même. Dans cette contribution qui nous donne une lecture approfondie du texte de Freud Das Unbehagen in der Kultur, Nicole Bousseyroux s’interroge aussi sur la différence entre les termes de « civilisation » et de « culture » utilisés selon les traductions. Tandis que la civilisation implique une marche vers l’universel, la culture réfère plutôt au registre particulier propre à chaque peuple, et « ce qui justement intéresse Freud, au-delà de l’universel, c’est cela, le particulier, et même le singulier du processus culturel ». Le processus culturel rejoint donc le processus psychique interne du sujet, et Nicole Bousseyroux choisit donc de mettre la culture plutôt du côté de la névrose et la civilisation du côté de la psychose. La fin du texte pose la question de la forclusion dont les camps d’extermination nazis auraient été un retour dans le réel, et Nicole Bousseyroux propose d’y voir une forclusion de la pulsion de mort impliquée dans le refus de la ségrégation.

L’article de Michel Bousseyroux, qui nous offre un commentaire d’un texte inédit de Lacan, « Une réforme dans son trou », reprend cette question du refus de la ségrégation. Dans ce texte, Lacan, fait le diagnostic de la réforme de la psychiatrie engagée par Edgar Faure en 1969 et soutenue par les psychiatres. Il en révèle la visée déségrégative via le discours universitaire et la nouvelle politique de sectoriarisation de la psychiatrie, avec le risque d’un retour d’une ségrégation beaucoup plus dure : « On ne regarde pas d’assez près, nous avertit-il, ce qui se dessine là d’un effet de la science sur le social. » L’universalisation du sujet soutenue par le discours de la science implique un refus absolu de la différence et est naturellement au principe des camps de concentration, ce qui a conduit Lacan à prédire un « camp de concentration généralisé ». « Ce que concentre le camp c’est l’in-différence […]. Là est bien l’antipathie radicale entre le refus absolu de la différence et le désir du psychanalyste d’obtenir la différence absolue », laquelle repose sur l’extraterritorialité du savoir sans sujet.

Sommaire

Cathy Barnier : Introduction

Séminaire Champ lacanien 2008-2009 –  La psychanalyse appliquée au malaise contemporain
Armando Cote : Champ et fonction de la psychanalyse dans une institution pour victimes de la torture et de la violence politique
Brigitte Hatat : Le loup dans la bergerie
Nicole Bousseyroux : L’objet du malaise

Travaux des cartels
Philippe Bardon : Autour de RSI

Autres textes
Claire Duguet : Quelques notes sur le père dans RSI et Le Sinthome

REP : Réseau enfants et psychanalyse
Paul Turlais : Qu’est-ce qu’un enfant doit savoir ?

Chroniques
– Lecture
Michel Bousseyroux : À propos de « D’une réforme dans son trou » et d’une antipathie

– Des nouvelles de l’« immonde » n° 21
Claude Léger : De l’activité de l’hippocampe