Mensuel 059 Mars 2011

Billet de la rédaction

Le dimanche de la vie

« Le moment idéal réside justement dans cette licence exempte de soucis : c’est le dimanche de la vie, qui nivelle tout et éloigne tout ce qui est mauvais ; des hommes doués d’une aussi bonne humeur ne peuvent être foncièrement mauvais ou vils (1). » Voilà ce qu’écrivait Hegel en regardant les peintures hollandaises représentant des scènes de la vie paysanne pleine de joie et de gaieté. Le dimanche de la vie, c’est le monde vu par des yeux naïfs. C’est le sujet tourné vers lui-même et se regardant le nombril. C’est l’homme sans soucis ayant compris les choses de la vie. C’est la possibilité du savoir absolu rendant l’homme sage, tout bon.

La réponse d’un Queneau – assidu avec Lacan des cours de Kojève – sera Le Dimanche de la vie (2), titre du roman paru en 1952.

« Il ne se doutait pas que chaque fois qu’il passait devant sa boutique, elle le regardait, la commerçante, le soldat Brû (3). »

Brû, c’est Valentin, soldat de deuxième classe, la commerçante (mercière de son état), c’est Julia Ségovie, de vingt-cinq ans son aînée, bien décidée à l’épouser ; ce qu’il acceptera sans se poser de questions. Le couple déménage à Paris, où Valentin s’occupe d’un magasin d’encadrement tandis que Julia se transforme en une Madame Saphir jouant les voyantes extralucides. Valentin la remplacera d’ailleurs lorsqu’elle tombera malade. Puis il est mobilisé et rejoint son unité en province où il entreprend de devenir un saint.

Valentin et Julia traversent l’existence avec une sorte de détachement, ils rêvent leur vie, la contemplent, plutôt qu’ils ne l’accomplissent. Queneau laisse les situations et les personnages dans un flou voulu, rendant compte ainsi de ce nivellement où tout se vaut, chacun se laissant porter par les évènements et prenant la vie comme elle vient, non sans un certain pessimisme d’ailleurs.

Valentin passe son temps à essayer de capter la « vacuité du temps », attraper les minutes qui s’écoulent, « entreprise aussi difficile que de se surprendre en train de s’endormir ». Ou encore : « … il suivait la marche de la grande aiguille. Il réussissait à la voir sauter une fois, deux fois, trois fois, puis tout à coup il se retrouvait un quart d’heure plus tard et la grosse aiguille en avait profité pour bouger sans qu’il s’en aperçût. Où était-il allé pendant ce temps-là (4)? »

« Le dimanche de la vie » comme on dirait « serrés comme des sar- dines », locution que Lacan fait passer à l’expression commune, à la formule. Il est chaque fois critique et argumente – point de savoir absolu mais bien plutôt paresse absolue – et rend hommage à Queneau d’avoir su, par cette œuvre humoristique, le démontrer : le sujet ne veut rien savoir, il dort…

Pas moins de sept occurrences. Je vous livre celle de 1961 (5) : « Ce à quoi donc je veux en venir, c’est ceci, que si nous nous trouvons plus facilement que d’autres mis en garde contre ce mirage du savoir absolu, celui dont c’est déjà suffisamment le réfuter que de le traduire dans le repos repu d’une sorte de septième jour colossal en ce dimanche de la vie où l’animal humain pourra s’enfoncer le museau dans l’herbe, la grande machine étant désormais réglée au dernier carat de ce néant matérialisé qu’est la conception du savoir. »

Les textes suivants nous invitent au réveil.

J. M.

1. G. W. F. Hegel, Esthétique, trad. Jankélévitch, vol. III, Paris, Flammarion, coll. « Champs »,
1979, p. 314.
2. R. Queneau, Le Dimanche de la vie, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1952.
3. Ibid., Incipit, p. 15.
4. Ibid., p. 161.
5. J. Lacan, L’Identification, inédit, leçon du 22 novembre 1961.

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