Mensuel 018 – Octobre 2006

MENSUEL 18 – OCTOBRE 2006 

Editorial : Sol Aparicio

L’objet a

La psychanalyse est freudienne ou elle n’est pas. Elle tient sa consistance des textes de Freud, découvreur de l’inconscient et de ses voies, et lui doit l’invention du dispositif de la cure, au moyen duquel elle opère. Concluant l’un de ses derniers écrits, Freud dressait en 1937 le constat d’une butée contre laquelle se heurtaient les analyses. Il l’a désignée du terme de « roc de la castration ».

L’objet a de Lacan, considéré par lui comme sa seule invention, est à situer en ce point où la pratique de Freud s’est arrêtée. Le roc, c’est le a, dira-t-il 1. Lacan distingue et sépare le manque phallique du pur manque. En isolant un manque inaugural comme a, il sépare en effet le manque du sens qui le recouvre, pour en faire le lieu d’une perte sèche. L’issue à l’impasse freudienne s’indique dans cette limite posée au primat du phallus. Pas tout de l’inconscient ne s’inscrit dans le registre phallique.

Liée à la nécessité de penser et de pouvoir rendre compte du dénouement des analyses, cette trouvaille a pour conséquence une révision complète
de leur déroulement. Notons à ce propos que bien avant d’en venir àdémontrer comment le psychanalyste « se fait produire » avec l’objet a 2, Lacan l’avait évoqué comme ce dont il doit savoir tenir compte dans le maniement du transfert. Le début de son enseignement, consacré à une « reprise du projet freudien à l’envers », vise la rectification d’une « théorisation boiteuse » de l’expérience analytique, centrée sur le rapport à la réalité ii, et surtout celle des « fléchissements » induits dans la pratique par l’absence d’une théorie du désir3.

L’invention de l’objet a s’ensuit. Contemporaine de son exclusion de l’IPA, elle s’annonce dès 1960, date des séminaires sur L’Éthique et Le transfert, dans la poursuite d’une critique de la notion de « relation d’objet » au travers d’une réflexion sur le statut qu’il convient d’accorder à la Chose freudienne. Et ne s’achèvera que plus tard – avec la définition de la consistance logique de l’objet, la mise en évidence de sa fonction de plus de jouir dans le discours et, enfin, son repérage topologique dans le noeud borroméen. L’introduction du petit a dans la théorie de la pratique a été l’objet d’une très longue élaboration de Lacan. À chaque étape, ce a privatif désigne un terme indéniable de l’expérience. Son élaboration progressive donne lieu à des propos aussi nombreux que divers. Il y a pourtant une constante : « la seule idée concevable de l’objet (est) celle de la cause du désir, soit de ce qui manque. »4

Quel est donc l’objet en jeu dans une analyse ? C’est la cause du désir, répond Lacan, en renversant la perspective habituelle qui pense l’objet comme sa visée. Cette cause, reste de la constitution du sujet dans le langage, est un manque impossible à dire. Comment ce manque, cette négativité, ce défaut peut-il être cause du désir ? N’est-il pas plutôt le lieu pathologique de la jouissance ? C’est justement la métamorphose qu’une psychanalyse permet d’opérer, grâce au transfert. C’est-à-dire grâce au sujet supposé au savoir qui vient à la place de l’objet, précieux et opaque, que l’analysant confie à son analyste. La demande fondamentale de l’analysant est celle d’un refus de ce qu’il offre « parce que ce n’est pas ça ». Il revient à l’analyste de savoir la susciter, l’accueillir et, surtout, ne pas la négliger 5.

Ce manque, où les objets pulsionnels viennent se loger et que l’image spéculaire recouvre, a pour fonction essentielle dans le fantasme de soutenir le désir du sujet. C’est ainsi que l’objet a constitue le secret partenaire libidinal du sujet.

De là se déduit la place assignée à l’analyste dans la formalisation du discours analytique que Lacan a dégagée. L’analyste « doit devenir » et aussi « faire advenir » l’objet6. Ce n’est que de cette place qu’il pourra se prêter à être inclus dans le symptôme. Ce n’est qu’en occupant cette position qu’il pourra désincarner l’idéal dont l’amour de transfert le revêt. Et amener l’analysant jusqu’au point où celui-ci peut faire le pas de s’en séparer et de conclure, en se délestant de ce qu’il ne se savait pas être au départ.

Lacan a insisté pour dire que l’objet a n’a pas d’être, ni de représentation, mais qu’il opère dans le réel 7. Seule l’angoisse du sujet fait signe de sa présence indicible, alors que dans les dits de la demande s’indiquent les formes, empruntées au corps, où il s’incarne : orale, anale, scopique, invoquante. Parmi ces quatre « substances épisodiques » 8, deux s’en trouvent inversement privilégiées dans le dispositif propre à l’expérience analytique : le regard, auquel on est soustrait, et la voix, sans laquelle il n’y a pas de parole. Lacan le fait valoir en conceptualisant, avec le désir de l’analyste, l’implication de celui-ci dans ce dispositif. Il a ainsi dégagé la structure de discours de l’invention freudienne.

Lors des Journées des 18 et 19 novembre prochains, nous nous pencherons sur les incidences cliniques et les conséquences techniques que l’objet petit a de Lacan suppose.

En introduction à ces travaux à venir, ce numéro spécial du Mensuel recueille les interventions faites au Séminaire du Champ Lacanien dont le thème, au cours de l’année 2005-2006, était : « L’objet a dans la psychanalyse et dans la civilisation ».

SOMMAIRE

– Colette Soler – Pertes et profits
– Fréderic Pellion – Présentations
– Alain Vanier – Mouvements de l’objet
– Brigitte Hatat – Le style et l’objet
– Jean-Jacques Gorog – Sublimation et objet a
– Albert Nguyên – L’objet inoubliable
– Anne Meunier – Valeur algamatique, valeur de rebut de l’objet
– Christian Demoulin – Le gadget et l’hontologie
– Annie Tardits – L’expérience surréaliste de l’objet
– Luis Izcovich – Semblant d’objet et les semblants
– Marc Strauss – D’un objet l’autre
– Roland Chemama – Le clivage de l’objet et la clinique contemporaine
– Moustapha Safouan – L’élaboration du concept de l’objet a
à travers l’histoire des théories psychanalytiques