Mensuel 070 Mai 2012

Billet de la rédaction

Arrière cocotte !

Dans Les Formations de l’inconscient, Lacan montre qu’avec le witz, en un éclair le passage se fait entre le peu-de-sens et le pas-de-sens. Le mot d’esprit, comme le lapsus, est ce « sur quoi, en partie, se fonde la notion d’inconscient (1) ». Le mot d’esprit met en avant la temporalité, sa réussite tient, comme pour l’interprétation, au fait que ce doit être preste. Ce que Lacan formulera dans Télévision : « Ne savons-nous pas que le mot d’esprit est lapsus calculé, celui qui gagne à la main l’inconscient (2) ? »

À la lecture des différents travaux et articles sur l’interprétation et le réel, il m’est revenu l’histoire que Lacan emprunte à Raymond Queneau, vantant son caractère poétique et la fin qui excelle par son trait d’esprit. Cette histoire se présente sous une forme très différente des autres évoquées dans le séminaire, et empruntées pour la plupart à Freud. Elles sont généralement courtes. Cela se passe entre un examinateur et un candidat à un examen.

« Parlez-moi, dit l’examinateur, de la bataille de Marengo. Le candidat s’arrête un instant l’air rêveur – La bataille de Marengo… ? Des morts ! C’est affreux… des blessés ! C’est épouvantable… – Mais, dit l’examinateur, ne pourriez-vous me dire sur cette bataille quelque chose de plus particulier. Le candidat réfléchit un instant, puis répond – Un cheval dressé sur ses pattes de derrière, et qui hennissait (3). » L’examinateur poursuit intrigué sur la bataille de Fontenoy pour entendre sensiblement la même réponse : « … Des morts ! Partout… Des blessés ! […] » et le cheval dressé sur ses pattes de derrière. Enfin, l’examinateur l’interroge sur la bataille de Trafalgar. Celui-ci répond : « – Des morts ! Un charnier… Des blessés ! par centaines… » L’examinateur insiste sur ce qu’il pourrait dire de particulier, c’est alors que le candidat reprend son cheval pour s’entendre dire : « Pardon, monsieur, je dois vous faire observer que la bataille de Trafalgar est une bataille navale. – Ouh, ouh, dit le candidat, arrière cocotte (4) ! »

Cette petite histoire nous montre comment par la répétition de la chaîne signifiante nous sommes tous bernés, voire bercés. Lacan dit que la monotonie répétée des signifiants, « des morts, des blessés », nous indique « à quel point nous est refusé l’accès à la réalité dès lors que nous y pénétrons par le biais du signifiant (5) ». La position du candidat évoque celle de l’analysant agrippé à l’image du mensonge inconscient auquel tient tout névrosé, il s’en raconte en quelque sorte. Ce candidat se saisit du cheval pour se sortir de la mauvaise passe dans laquelle il s’engouffre, « un cheval de guerre (6) », pourrait-on dire selon l’actualité cinématographique. Cependant, lorsqu’il ressort sa litanie, et que l’examinateur lui rétorque que la bataille de Trafalgar est une bataille navale, le candidat le réalisant dit : « Ouh, ouh, arrière cocotte. » Nous laissant l’imaginer tirant sur les rênes. Finalement, et en un éclair, n’est-ce pas la manifestation brutale du réel devant lequel il ne peut reculer ? Ce qui fait de cette petite histoire un délice.

Où, dans ce Mensuel d’avril, il sera question de l’interprétation avec le recueil des travaux du séminaire École à Paris et d’un « écho de Bruxelles » à propos de la fin de l’analyse. L’actualité y sera également présente avec un compte-rendu de la soirée, rue d’Assas, « Contre la dictature du DSM ».

M.-T. G.

1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, leçon du 17 février 1976.
2. J. Lacan, Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 72.
3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les Formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 108-111.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 108-111.
6. Dernier film de Spielberg sorti en mars 2012, où un cheval sauve l’honneur d’un père humilié.

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Sommaire

Billet de la rédaction : Arrière cocotte ! 

Séminaire École 2011-2012
Une interprétation qui tienne compte du réel

Échos de Bruxelles

Contre la dictature du DSM