Mensuel 032 – Mars 2008

Introduction

Par Patrick Valas

Le champ de la jouissance

Dans L’Envers de la psychanalyse (1970), Lacan nomme « champ de la jouissance » ce qu’il est en train d’élaborer sur la notion de jouissance, qu’il considère comme sa contribution la plus importante à l’œuvre de Freud. Il savait sans doute que pour la mathématique le terme de champ peut être synonyme de celui de corps. Pour l’humain, cela consonne bien avec le chant -le chant de lalangue colonisant le corps du sujet en animant sa jouissance, non sans l’affecter, via le jeu des pulsions qui sont échos dans le corps de ce qu’il y a du signifiant.
Freud cerne la jouissance (genuss)mais ne la conceptualise pas, tout en la situant au-delà du principe de plaisir, dans son rapport à la pulsion de mort et au masochisme érogène, qu’il découvre tardivement.
Pour suivre le parcours de Lacan dans son élaboration du statut des « jouissances », prenons quelques repères.
Dans un premier temps de son enseignement, pour Lacan, le désir du sujet (non divisé) se réalise, pour sa satisfaction, dans la parole pleine (« Discours de Rome », 1953). La jouissance s’éprouve, mais elle est muette.
Dans un second temps, un renversement se produit dans son élaboration (« Subversion du sujet… », 1960). Le sujet est divisé, le désir est impossible à dire. La jouissance est interdite à celui qui parle comme tel, mais ce n’est pas sans l’entre-dit par où se fait la capture de la jouissance par le signifiant. Il en résulte que la jouissance est affine à la parole, du bla-bla-bla jusqu’à la vocifération. Autrement dit, le signifiant fait halte à la jouissance, mais pas sans être aussi moyen de sa prise, de sorte qu’il en est en même temps la cause, matérielle, formelle, finale et efficiente (Encore, 1973). En effet, la jouissance n’existe qu’à partir du moment où on en parle. C’est pourquoi on ne sait rien des jouissances de la vache folle, des blattes, de l’huître, de la bactérie, voire de l’arbre.
Dans un troisième temps, à partir de L’Éthique de la psychanalyse (1959), Lacan place la jouissance au centre de la Chose (das Ding), en position d’extimité par rapport au système des représentations du sujet (Annie Staricky).
Dans un quatrième temps, commence la période boroméenne de l’enseignement de Lacan. Après ce qu’il qualifie de jouissance de l’Autre (qui n’existe pas), il distingue la jouissance phallique de la jouissance féminine, dite supplémentaire (Encore, 1973). Enfin, dans « La troisième » à Rome et dans RSI (1974), il montrera, sur la mise à plat du nœud borroméen, le branchement, c’est le terme qu’il emploie, des différentes jouissances (jouissance de l’Autre, jouissance phallique et jouis-sens) sur le plus-de-jouir, cause du désir. Ce sont là quelques dates-clés qui scandent ce parcours sur plus de quinze ans.
Il faut préciser ici que pendant tout ce temps nombre de notions ou de concepts ont été redéfinis.
Une conversion subjective se produit (Colette Soler), « solidaire[s] d’un sujet qui contrairement au pur sujet de la science est crédité d’une position, et d’une responsabilité quant à cette position, autrement dit un sujet pas seulement pathématique mais éthique. Celui qui parle est divisé entre ce qu’il est comme sujet supposé dont l’être est toujours ailleurs et ce qu’il est comme présence d’individu ».On va passer du sujet corrélat du signifiant au sujet réel, borroméen, produit du nouage des trois consistances.
Pas de sujet sans symptôme (Christian Hoffmann) : « La langue résonne dans le corps, et qui fait que le symptôme devient le mode de jouissance du sujet. » La définition du symptôme change. Il est non plus message ni métaphore mais fonction de jouissance d’un élément de l’inconscient, soit la lettre (signifiant hors chaîne) dont lalangue a fait dépôt non sans mortifier cette jouissance. De l’inconscient langage on est passé à l’inconscient réel.
Il n’y a pas de rapport sexuel, parce que « c’est le phallus qui nous empêche d’avoir un rapport avec quelque chose qui serait notre répondant sexuel. C’est notre répondant parasexué et chacun sait que le para ça consiste à ce que chacun reste de son côté, que chacun reste à côté de l’autre » (« La troisième », 1974). En conséquence de quoi, comme l’articule Françoise Josselin à partir de sa clinique, ladite jouissance sexuelle ne fait pas couple entre un homme et une femme. Il n’y a pas d’entrecroisement de leur jouissance spécifique.
Françoise Gorog nous rappelle que Freud aborde le fantasme pervers à travers les avatars et l’aventure de l’œdipe. Elle nous propose d’interroger la prétendue valeur du supposé masochisme féminin qui est un fantasme de l’homme, pour autant que c’est la jouissance féminine qui l’intéresse. L’homme dans son ignorance crasse en la matière, obnubilé par des souvenirs confus de son enfance (« On bat un enfant », entre autres), imagine que si une femme peut consentir, quitte à la forcer un peu, à être battue, humiliée et maltraitée, c’est la preuve qu’elle en jouit. Erreur, la jouissance dans la douleur, très peu pour elle, sa jouissance spécifique est ailleurs. Dans son égarement fantasmatique l’homme est clivé : d’une part il s’identifie à La Femme-objet a de son fantasme, pour accéder à sa jouissance supposée, d’autre part sa position de sujet divisé lui est voilée par la volonté de jouissance qui l’anime au service du désir de l’Autre non barré, qui fait loi. L’échec de son entreprise est alors assuré. Que ce fantasme reste imaginaire ou qu’il soit mis en acte (ce qui ne qualifie pas forcément une perversion vraie), ou bien le sujet doit se contenter de la jouissance de l’idiot, ou bien il sombre dans la paulhânerie (le terme est de Lacan) décidée d’Histoire d’O. C’est ce que nous dévoile Françoise Gorog dans son étude de Sade et d’O, à savoir que Justine, c’est Sade, et mademoiselle O, c’est Jean Paulhan, ils sont complices. L’homme peut s’imaginer découper une femme en morceaux (ce qui est d’ailleurs la seule façon de jouir du corps de l’Autre, au sens objectif de ce génitif), mais il arrive que parfois dans la réalité la frontière est franchie, il peut le faire réellement. Hélas, on en a eu le témoignage, pour notre horreur, dans des smuft-movies, tournés dans la clandestinité, mais projetés parfois même dans des salles obscures publiques.
Colette Soler écrit : « La jouissance ne serait pas sans le corps qu’il a (le sujet) comme individu. » Mais de quel corps s’agit-il ? Lacan en a décliné de nombreuses variations, qui en fin de compte vont dépendre des définitions nouvelles (Colette Soler) qu’il donne au tricycle, boroméen infernal, des catégories du réel, de l’imaginaire et du symbolique. Tous ces remaniements sont nécessaires pour tenter d’élucider le mystère du corps parlant et jouissant. Le corps, c’est d’abord le corps propre dans sa présence animale. Mais pour le sujet qui l’a, du fait de sa prise dans le langage il se réduit à l’objet a. Ici s’opère une séparation entre le corps-objet a produit de l’opération signifiante et l’organisme jouissant de la vie, situé dans le réel. Un réel qui ex-siste hors. Dans le vivant donc, et dont on ne sait rien.
Le symbolique : « Le symbolique inscrit dans ce nœud n’est pas chaîne langagière […] il est plutôt langue, soit multiplicité inconsistante où ruisselle le sens/hors-sens des éléments qui sont autant d’unités problématiques. »
Que devient dès lors la catégorie de l’imaginaire ? C’est un imaginaire sans signification phallique, ni narcissique, ni des relations au semblable. En définitive, cet imaginaire, c’est le corps. C’est ce qui donne consistance à la forme du corps. Mais il est « possiblement colonisé par les représentations que la langue véhicule et que Lacan qualifie d’imbéciles pour en dire le hors-sens ».
Pour Frédéric Pellion, Lacan, en empruntant le terme de catégories à Aristote pour nommer le réel, l’imaginaire et le symbolique, avancerait-il que ces trois termes épuisent tout ce qu’il en est du champ de l’expérience analytique ?
Qu’en est-il de la jouissance ? « La jouissance est-elle une substance, soit un dernier terme ineffable, car indivisible ? » Pour Lacan, à partir de 1968, la jouissance va être qualifiée de substance jouissante, elle emprunte au plus-de-jouir et au sujet du signifiant, pour ne pas rester informe. « Notre question de départ, souligne Frédéric Pellion, se formule donc maintenant ainsi : le nœud borroméen, en tant que mise en relation ultime des catégories du réel, du symbolique et de l’imaginaire, est-il apte, aussi, à mettre en forme la jouissance ? » Après 1972, comme l’objet a est placé en exclusion interne par rapport au sujet, cette substance jouissante est située en exclusion interne par rapport au corps (il faut tenir compte des variations de Lacan sur le corps), adossée à lui. Elle sera peu à peu découpée en un certain nombre de formes, peut-être aussi « épisodiques » que celles de l’objet a lui-même : joui-sens, jouissance phallique, jouissance Autre, et/ou jouissance de l’Autre, comme on le sait, seront les principales. Ces jouissances, élevées au rang de catégories, permettraient-elles de logiciser le « tout » du champ lacanien ? Frédéric Pellion conclut : « Ainsi, quoique ayant acquis le statut de “substance”, la jouissance reste hétérogène au sujet comme au corps ; mais sa décomposition borroméenne permet-elle plus que de la localiser, de la dire – ne serait-ce qu’à moitié, comme la vérité ? Ou, pour poser autrement la question, ses différentes “catégories” sont-elles toutes pareillement “hors corps” ? »
Jean-François Zamora traite du lien fait par Lacan dans le séminaire Encore entre extase mystique et jouissance féminine, qu’il interroge logiquement à partir des formules de la sexuation. Saint Jean de la Croix est convoqué pour sa démarche de chercher Dieu dans le vide total (nombre de mystiques s’accordent là-dessus). « On retrouve avec ce rien, ce vide, ce néant, la question de S(A) […]. C’est là le rapport le plus net entre mystique et féminité, dans un appel à l’infinitude regardant du côté de la Chose (das Ding). »
Ce trou renvoie à l’absence de signifiant pour l’Autre sexe : « La femme n’existe pas. » Ce « vide » est un bout de réel pur dont on ne sait rien, il ex-siste donc, non sans être borné (das Ding) et par conséquent il procède de la finitude. C’est pourquoi la femme (comme le mystique) témoigne d’éprouver une jouissance spécifique, Encore… Encore… et Encore… dont elle ne peut rien dire, sinon qu’elle ex-siste. Et Colette Soler évoque l’effet de ravage d’une telle jouissance sur le sujet, son anéantissement dans une gamme pouvant aller d’un léger égarement à la plus profonde angoisse, mais aussi jusqu’à l’extase et la béatitude. « Cette jouissance est porteuse d’un caractère d’étrangeté, rendant la femme qui l’éprouve “absente d’elle-même” : le terme de jouissance Autre évoque d’ailleurs une certaine radicalité de l’altérité. »
Pas-toute phallique ne veut pas dire pas dire qu’une femme n’a pas à faire avec la jouissance phallique. Sa jouissance est double, phallique d’une part, et d’autre part ailleurs, au-delà du phallus, supplémentaire, telle est la jouissance féminine spécifique.
En fin de ce numéro, on lira aussi avec intérêt le texte de Bernard Nominé, « Em prelúdio » de nos prochaines Journées internationales à São Paulo sur le temps et ses déclinaisons dans la psychanalyse. Le temps est un réel auquel la psychanalyse a particulièrement affaire. Le temps comme l’une des présences de l’objet a. Le temps dans sa version objet perdu : c’est le temps qui nous manque, le seul temps que l’on apprécie d’ailleurs. Le temps quand on croit avoir tout son temps, qu’on ne mesure pas, parce qu’on est plutôt dans le mirage intemporel de la répétition. Le temps quand on est à la recherche du temps perdu. Le temps qui passe dont l’inconscient ne prend pas la mesure. Et pourtant cette mesure est ce qui le conditionne, car comment le définir autrement, cet inconscient, si ce n’est comme celui qui est à la recherche du temps perdu ? Le temps, on pourrait le considérer comme un objet de l’aliénation. Le temps, c’est toujours celui de l’Autre, qui m’attend, qui me presse de répondre à sa demande. Le temps venu de se hâter. Et le temps comme trinité de l’espace (Lacan) ? Etc.
On lira enfin, avec jubilation, le numéro 10 des « Nouvelles de l’“immonde” » de Claude Léger, « Le chat et la souris (Extrait de La Grande Dépression) », pour son pouvoir cathartique. En l’encourageant à poursuivre dans cette veine.
Les auteurs voudront bien me pardonner s’ils considèrent que parfois je n’ai pas été à la hauteur pour présenter leurs textes.
Je termine en rappelant que Lacan disait être à peine entré dans le champ de la jouissance.

Sommaire

Patrick Valas : Introduction

Séminaire du Champ lacanien 2006-2007
Le sujet et les jouissances 
Françoise Gorog : Paradoxes du masochisme dit féminin : Justine ou le nouvel Œdipe
Annie Staricky : À propos des jouissances
Fréderic Pellion : « Hors catégories » ?
Christian Hoffmann : Pas de sujet sans symptôme
Colette Soler : Le sujet borroméen
Françoise Josselin : a2 ou la dyade sexuelle

Travaux des cartels
Jean-François Zamora : Mystique et jouissance féminine

Textes d’introduction au 5e rendez-vous de l’IF-EPFCL : Les temps du sujet de l’inconscient
Préliminaire 3 – Bernard Nominé : « Em prelúdio… »

Chronique
Des nouvelles de « l’immonde » n° 10
Claude Léger : Le chat et la souris (extrait de La Grande Dépression)