Mensuel 150 – Avril 2021

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Ouverture

Mardi 16 février 2021
À Toulouse

Cette lettre s’est écrite en résonnance avec une autre, celle adressée par Alexandre Faure à un lecteur en ouverture du Mensuel de février dernier. D’un lecteur à l’autre, de Rennes à Toulouse, faire entendre l’écho, établir la diagonale, engager une conversation. C’est peut-être d’ailleurs à ça que ne cesse pas de nous inviter le Mensuel : converser.

Converser suppose un goût certain des différences et de leur je(u). Converser relève également de ce que j’appellerai, avec Barbara Cassin, une pratique de l’entre. Être entre, nous dit-elle, « c’est se tenir dans l’intervalle 1 ». Se tenir dans l’intervalle, c’est tenter d’atteindre cet espace qui n’est ni dehors ni dedans, c’est parier qu’un espace a-ségrégatif est possible.

Le Mensuel comme « lieu où se recueille le produit de ceux qui se livrent à la discipline du commentaire 2 » figure pour moi cet espace de l’entre, de l’intervalle. Dans sa lettre du dimanche 13 décembre 2020, Alexandre Faure invitait le lecteur à considérer en quoi se livrer à « la discipline du commentaire 3 » participe d’une « déprivatisation 4 » de la lecture. Avec Barbara Cassin, j’ajouterai que cela produit tout autant une « désessentialisation » du texte. Une « désessentialisation » salutaire pour « éviter l’écueil de l’Un-lecteur 5 ». Barbara Cassin voit là ce qui fait la visée du travail de traduction : « Quand on traduit, quand on passe entre les langues, on “désessentialise”. Il s’agit toujours de montrer qu’au lieu d’une essence fixe il y a des interférences […] En somme, il y a des energeiai, des énergies à l’œuvre, et non pas simplement des erga, des œuvres – il faut traduire ce qu’un texte fait, non pas ce qu’un texte dit 6. » Lire, traduire, un même mouvement, une équivalence.

Rétif à toute fascination pour l’Un-lecteur, le Mensuel, dans le ressac des textes qui ne cessent pas de s’y déposer, fait plutôt la part belle à chaque un des lecteurs qu’après Lacan nous ne cessons jamais d’être. Dire non à « l’écueil de l’Un-lecteur 7 », c’est tenter de garder vive la marque qu’aura laissée en chaque un l’expérience analytique. Une expérience qui ne vise pas l’Un mais l’Autre, une expérience qui vise dans l’Autre, ce qui se dérobe à toute réponse : S(A barré). C’est aussi tenir une certaine position quant au texte de Lacan, qui ne « fait pas système 8 » et qui, quand « on y revient, garde un pouvoir d’énigme qui défie la clarté insufflée, une profusion et un degré d’inconsistance qui déborde du Un 9. »

« Partout ailleurs que dans la psychanalyse, à l’envers donc, le Un est collectivisant, c’est son mérite, mais il est aussi ségrégatif 10 », et dans les conjonctures de l’histoire, les exemples de ravage du Un ne manquent pas. Pour chacun, la même pente ségrégative, parfois jusqu’au pire. Écoutons ici Marguerite Duras : « Bon j’ai été sept ans au parti moi, au parti communiste, stalinien, j’ai mis des années à me guérir de ça. Qu’est-ce qu’on m’a appris ? À mépriser les autres. On m’a appris à mépriser les catholiques, les croyants. On m’a appris à mépriser les riches, comme si c’était une définition d’être riche. Dans la richesse il y a une immense pauvreté, une misère des riches […] C’est tellement grave ce que je suis en train de vous dire, tellement important, enfin pour moi je veux dire. Hélas je suis encore en train d’essayer de me guérir de ce simplisme qu’est le marxisme. Non je parle du simplisme en général, le simplisme est fasciste. Si vous voulez l’Allemagne de 33 a souffert avant tout d’un simplisme. Le racisme c’est un simplisme, aussi. C’est dans ce sens-là que je parle du simplisme […] C’est ce qu’on a fait de Marx et ce qu’on a fait de Freud qui est désolant, ce n’est ni Marx, ni Freud 11. » À partir de son expérience de militance partisane, Marguerite Duras témoigne de ceci que le Un est par essence totalisant et par là même ségrégatif. Or, dans notre école et « dans notre champ, s’il veut être bénéfique à notre discours, il doit réussir la performance d’exclure le principe de ségrégation. Du Un qui refoule les différences au Un qui peut les conjoindre, la distance est aussi grande que celle qui oppose l’antique logique des classes à la moderne logique des ensembles 12. »

Quelle gageure pour notre école ! Devoir sans cesse réinventer les conditions d’une orientation épistémique viable, seul remède secourable face au doux poison de l’orthodoxie. « Une orientation suppose que tous avancent dans la même direction, sans que les différences soient muselées et sans qu’il soit exclu, bien au contraire, qu’Un se distingue de l’ensemble et le vectorialise 13. » Si le résultat de ce pari est voué à demeurer incertain, je tiens cependant pour assuré que le Mensuel participe de cette gageure. Par son savoirfaire avec les différences, il crée les conditions d’un lieu ouvert à tous ceux qui « s’intéressent à la psychanalyse en acte 14 ». Un lieu qui n’appartient pas, pas plus aux analystes qu’à quiconque. Un lieu qui de façon affine au signifiant manifeste « la présence de la différence comme telle et rien d’autre 15 ».

Bonne lecture.

Pierre Perez

Pdf du Mensuel

Sommaire

Ouverture

Séminaire École
« J. Lacan, Télévision, questions III et V »

D’un pôle à l’autre

Et entre-temps…

Enfance et psychanalyse
Réseau Enfant et Psychanalyse

2e Convention européenne
Rome, 10 et 11 juillet 2021
« Ce qui passe entre les générations »
Disputationes

Brèves

Fragments

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