Mensuel 135 – Octobre 2019

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Billet de la rédaction

 

Dans l’air du temps  

Nous y voilà. Ce nouveau numéro d’un Mensuel qui depuis janvier est concocté avec entrain par notre collègue Claire Duguet et son équipe prépare la rentrée 2019. Je ne vais pas spoiler le Mensuel 135, juste préciser qu’il contient des textes présentés aux séminaires de l’année dernière « Les transferts » et « Ségrégations », à la Convention européenne de juillet (« Le dire des exils »), ou au bord du lac Majeur cet été à partir de la clinique borroméenne. On y retrouve aussi une contribution pour la rubrique « Entrée des artistes ».

Je voudrais plutôt vous proposer une introduction à la réflexion, qui ne fait que commencer dans notre École (au Conseil d’orientation et au Conseil de direction), sur la nécessité d’inventer de « nouvelles formules » : d’enseignement, de publication, d’intervention aux colloques, etc. Bref, la nécessité d’un coup de neuf audacieux et inspiré qui tienne compte de ce qui marche et de ce qui manque, des points forts et des inerties. Cette réflexion est « long overdue », comme diraient nos amis anglais.

« Le monde n’est plus ce qu’il était », d’accord. Les directeurs – des ministères, des grandes compagnies industrielles, des sociétés de production cinématographique, mais pas seulement – ne sont plus à l’abri de l’œil scrutateur de l’autre. L’ère de l’exception presque intouchable et indéboulonnable est révolue. Pourtant, l’enjeu n’est pas de se substituer à une exception, ce qui ne ferait que la ressusciter dans sa carapace, mais de la décompléter à partir d’une faille qui se démontre et se transmet. Ce qui mérite d’être mis en avant ici, c’est que ce bouleversement de l’exception est nourri de plus en plus par une expression appuyée et indignée, qui déplace et réduit le tout-phallique et qui se décline au féminin : expression politique, artistique, sociétale qui rend souvent l’exception superflue.

Il y a un nouveau souffle dans l’air du temps, ou au moins un effet d’annonce de celui-ci. Cela peut se lire, entre autres, avec l’argument générationnel, important mais trompeur 1. On connaît la chanson : les anciens et/contre les jeunes, les abonnés d’office et/contre les (relativement) nouveaux arrivants, etc. Qui n’a pas entendu parler de la « génération silencieuse » d’avant la Seconde Guerre mondiale, suivie de celle des baby-boomers ? Plus récemment sont arrivées la génération X, la génération Y (les milleniums) ou la contemporaine génération Z. Et cela ne va pas s’arrêter là : est annoncée déjà la future génération alpha – et après, la génération bêta, sans doute.

Les lettres de l’alphabet choisies pour désigner ces générations seront éventuellement suivies de chiffres, d’algorithmes, etc., une fois l’alphabet ou les alphabets épuisés. Pour l’instant, elles restent le signe d’un ancrage explicite et transgénérationnel dans le langage ; un langage où la notation et la référence sont séparées par une barre et qui nous laisse ainsi devant un hiéroglyphe à décrypter, à interpréter. Comment ne pas reconnaître ici l’héritage du jeu de l’équivoque ainsi que son reste qui sont l’alpha et l’oméga de la psychanalyse.

Se pose pour nous, qui interprétons les discours de l’époque et leur glissement les uns dans les autres, une question brûlante qui n’est pas simplement générationnelle. La réponse à cette question se trouve dans la cure analytique et dans l’interprétation qui y est à l’œuvre, où le rapport à la réalité, déjà un rapport langagier, est arraché à la fascination quasi religieuse pour le sens se soutenant précisément de l’exception.

Donc : (de) quoi traiter aujourd’hui avec la psychanalyse ? Cette question nous sort du statistique et du chronologique purs. Elle vise un discours et une pratique, après avoir été une expérience, qui touchent au vif celles et ceux qui s’y aventurent. Ce qui compte finalement « avec la psychanalyse », c’est ce qui en résulte, qui s’exprime et se transmet : « en raison », comme témoignage et à travers des élaborations. Cette question sera toujours dans l’air du temps tant que les lettres vont continuer à s’entrelacer, à se combiner et à garder entre elles ce tranchant hiéroglyphique et pastout phallique, pas-tout rangé ou syndromisé.

Malgré ce virage épochal, le fantasme lié à la recherche du sens, qu’il ne faut jamais sous-estimer, reprend ses droits à une vitesse étonnante. On le voit dans l’apologie des sens forts, pas très éloignés d’une forme de dictature du sens véhiculée par certains de nos contemporains « allumés », toutes générations confondues. Chassée par la porte, l’exception se hisse par la fenêtre, celle du fantasme bien sûr. Sa prétendue subversion à l’intérieur du registre tout-phallique, dont l’argument générationnel fait partie, ne réussit qu’à renforcer ce registre.

Ce coup de boomerang du sens ne peut pourtant pas empêcher les moments de « mutation » et de régénération des discours. Lorsqu’il vire résolument au féminin, tout discours pulvérise et démultiplie l’exception, la trouant dans son état de grâce même. Cela se dessine en-corps à partir des lettres, de l’alphabet, et accompagne de sa fraîcheur virulente, voire violente, la fameuse révolution numérique. Celle-là même censée également diluer l’exception, alors qu’en fait elle ne réussit le plus souvent qu’à l’étoffer.

La touche poignante de la révolution freudienne n’est pas loin de tout cela. N’oublions pas que l’ère qui est la nôtre est à la fois celle du discrédit accru de l’exception, mais aussi celle de sa renaissance de ses cendres. Ère des jouissances contrariées et de moins en moins limitées, qui n’aurait pas pu se dérouler telle quelle sans Freud et Lacan, raison pour laquelle d’ailleurs la psychanalyse reste dans l’air du temps.

Les psychanalystes, de toutes les générations, ont chacun(e) son style, pas du tout négligeable. Car ce style comprend aussi l’existence d’avant le devenir analysant(e), c’est-à-dire le rapport singulier de chacun(e) à un savoir « ancien », à la fois brutalisé et éclairé par sa propre analyse. Ravivé. Il s’agit donc de continuer à régénérer cette raison d’exister de notre expérience et de notre pratique, tout en la faisant résonner aux bruits et à la fureur de l’époque.

Bonne rentrée à toutes et à tous !

Paris, 5 septembre 2019
Radu Turcanu

Pdf du Mensuel

Sommaire

Billet de la rédaction

Clinique borroméenne sur les bords du lac Majeur

Séminaire EPFCL à Paris « Transferts »
Les transferts après, l’embarras du collectif

Les transferts après, écrire ce que l’on ne sait pas

Entrée des artistes

Séminaire Champ lacanien à Paris « Les ségrégations »

1re Convention européenne de l’’IF-EPFCL, 12-14 juillet 2019, Paris
« Le dire des exils »

 

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